Enquêter : un mode d’existence

, par Dominique Nalpas

D’une manière générale, les citoyen-nes lambdas, pensent savoir ce qu’est la notion d’enquête qui est une recherche méthodique reposant sur des questions, expérimentations, témoignages pour mieux connaître la réalité.

Pour beaucoup, nous identifions la notion d’enquête, par exemple, au travail du journaliste qui dans le meilleur des cas va chercher à vérifier la véracité des faits pour dévoiler et narrer ces derniers aux publics. On perçoit également bien l’action du policier-ière et du ou de la juge d’instruction qui vont également identifier les faits pour rassembler les preuves d’un crime ou d’un délit. On peut assez bien imaginer encore l’expérimentation maîtrisée du chercheur et de la chercheuse en science qui travaillent dans des laboratoires ou des champs aux questions bien circonscrites, etc.

L’enquête serait-elle une affaire réservée aux experts ?

Ainsi, d’une manière générale, on associe plutôt la notion d’enquête à l’action de professionnel-les, c’est-à-dire de personnes qui sont vues comme ayant une expertise spécifique, des méthodes bien établies et des pratiques mandatées, éloignées a priori de ce que pourrait déployer un public profane. L’enquêteur, cet expert dans notre imaginaire collectif, serait plutôt mandaté par des instances médiatrices entre lui et la société : Etat, Centre de recherche et autres. L’enquête avec un tel regard, n’est pas construite dans un rapport à l’immédiateté de mondes vécus, de la vie quotidienne ou du sens commun. Nous ne faisons évidemment pas une critique du travail d’enquête de ces professionnels mandatés et médiatisés, loin de là, mais nous voulons ouvrir le type de pratique que suppose l’idée d’enquête à tous les publics dans des relations immédiates avec leur environnement.

La conception dominante que nous nous faisons de la pratique de l’enquête ne semble pas être une prérogative des citoyens, ces derniers ayant soit un rôle de consommateurs des résultats d’enquêtes menées par d’autres, telle l’information journalistique que nous ingérons quotidiennement ; soit un statut d’objet de l’enquête, comme dans l’enquête policière, juridique, voire commerciale, sociologique. En tout cas, peu nombreux sont ceux qui, parmi nous, prennent activement part ou mènent un travail d’enquête pour tenter de comprendre et de transformer les situations-problèmes dans lesquelles ils peuvent être insérés et dont ils subissent les conséquences.

L’enquête, une expérience de vie

Nous, EGEB, comme nombre d’acteurs qui fondent leur action sur l’éducation populaire, nous pensons au contraire que l’enquête est une voie royale pour prendre la mesure des enjeux qui conditionnent nos environnements et faire prise sur ces derniers afin de les transformer. Abordée de cette manière, dans la perspective de nous donner la capacité de comprendre et d’agir sur notre environnement, la pratique de l’enquête s’adresse à tout un chacun, elle est à la portée de tous, même si elle demande de la rigueur, du temps, du travail, du décentrement, de la persévérance, de l’intelligence, etc. Mais n’est-elle pas au fond une nécessité perdue, fruit d’une sorte de dépossession, parmi tant d’autres ?

Le philosophe états-unien John Dewey, écrivait déjà il y a un siècle que tout vivant est inséré dans un continuum d’expériences qui le lie à son environnement, lui permettant de croître. C’est ainsi qu’il exprime que “Au niveau biologique, les organismes doivent répondre aux conditions qui les entourent de façon à modifier ces conditions et les relations des organismes à ces conditions, afin de rétablir l’adaptation réciproque qui est requise pour le maintien des fonctions vitales. Les organismes humains rencontrent la même difficulté.

L’irruption d’une contradiction, l’apparition d’une dynamique non comprise, etc., fait rupture dans ce continuum d’expérience, et bloque dès lors cette croissance et l’expression pleine de cette vie (humaine ou non). J Dewey appelle enquête (inquiry) cette rupture entre la perte d’un continuum d’expérience et la recherche de nouvelles transactions pour établir de nouvelles continuités. Il l’appelle ainsi dans le cas de l’action humaine, tout au moins.

Quoi qu’il est amusant, voire interpellant de considérer que selon cette conception, la plante ou l’animal ne sont pas loin d’être doués de la capacité d’enquêter pour rétablir ce continuum de transactions avec leurs environnements propres. N’est-ce pas ce que fait la glycine que je vois de ma fenêtre, lorsqu’elle projette ses tiges en mouvement spiralés à la recherche de supports de croissance ? N’est ce pas ce que fait ce chat que j’observe dans le fond de mon micro-jardin silencieusement tapi à l’affût de tout bruit ou de tout mouvement pour s’en faire une idée précise et une capacité de projection sur sa proie ?

La repossession de la connaissance et la réhabilitation du sens commun

John Dewey se fonde sur l’expérientalisme scientifique (ce recours à l’expérience sous forme de l’enquête contrôlée, maîtrisée et intelligente) pour en faire une théorie universelle de l’enquête si l’on considère l’humain. Il s’agit pour tout humain de produire des comportements intelligents d’enquête, conduisant d’une situation originelle problème, indéterminée et confuse en une situation qui est déterminée au contraire en ses multiples relations distinctes et constitutives permettant de restaurer dans un nouveau tout, le continuum perdu.

Il s’agit pour le philosophe pragmatique qui s’appuie sur nombre de recherches de son époque d’élaborer “une théorie unifiée de l’enquête par le moyen de laquelle le schème authentique de l’enquête scientifique expérimentale et opérationnelle deviendra disponible pour régler les méthodes habituelles par lesquelles sont menées les enquêtes dans le domaine du sens commun.

Pour Dewey, « les enquêtes entrent dans toutes les sphères de la vie et dans tous les aspects de ces sphères ». Cette théorie de l’enquête ouverte à tout humain est une théorie de l’agir et du développement humain dans laquelle le sujet enquêtant pour rétablir un équilibre situationnel, ce faisant, produit de nouvelles formes de connaissance. Ce ne serait donc pas l’apanage du seul scientifique ou de l’expert reconnu, mais un potentiel d’action bien plus partagé. La chose est remarquable car pleine d’espérance dans ce que le résultat de l’enquête menée à partir de situations spécifiques et concrètes amène des connaissances au-delà des situations d’enquête qui les auront fait émerger et sont, selon nous, la base de tissus relationnels nouveaux unissant sans médiations lourdes des mises en communs infinies. Pour autant que nous nous y mettions sérieusement !

Le retour aux sources de l’action des EGEB

Les EGEB, en fait, sont nés de telles pratiques. Par exemple, lorsque le comité d’habitants et d’usagers de cette ville (EauWaterZone) que nous formions il y a un peu plus de dix ans s’est posé la question de savoir pourquoi Veolia avait rejeté les eaux d’égout sans passer par la station d’épuration Nord, c’est grâce à une forme d’enquête que nous avions pu prendre position. Ou, il y a plus longtemps encore, lorsque qu’avec Parcours citoyen, nous nous sommes demandés si pour réduire les inondations il n’y avait que la solution du bassin d’orage à Flagey, ce fut de même.

Aujourd’hui, nous voyons bien que les problèmes et situations d’incertitude se posent à foison de manière très locale ou plus largement. Par exemple, toujours concernant les bassins d’orage, pourquoi celui de Tenreuken n’est pas soumis à un moratoire jusqu’en 2025 comme les autres ? Ou dans la rue Gray, comment se fait-il que des personnes aient encore des caves inondées alors qu’un bassin d’orage, celui de Flagey, justement, a été construit depuis de nombreuses années ? Ou encore comment le Marais Wiels peut-il conserver une fonction de rétention pour réduire les inondations de son voisinage tout en conservant une bonne qualité de ses eaux ? Et que dire de la phytoremédiation dont la pratique est peu développée en RBC, ne pourrait-elle pas apporter des solutions à bien des situations ? Et plus grave encore, allons-nous vers des épisodes de sécheresse majeur et comment pouvons-nous nous en prémunir ? Quel sera le prix de l’eau demain et son accessibilité à tous et toutes sera-t-elle garantie et surtout au plus démunis ? Voilà bien des situations problèmes qui nous tracassent. Et s’il n’y avait que les questions autour de l’eau… !

De la sorte, le citoyen ne s’installe pas dans la seule posture de l’activiste revendicatif (qui possède également son utilité et envers laquelle nous n’avons pas de critiques : il y a peu nous avons transmis avec d’autres une lettre de revendication au Ministre Maron). Mais à partir de la situation-problème, il s’agit de mener un travail critique/constructif. Nous voulons réhabiliter avec force ce que nous avons toujours fait et ce droit à ne pas être disqualifiés parce que nous sommes des citoyens qui posons des questions, pour autant que les dynamiques d’enquête respectent des manières de faire qualitatives.

Appel à mener des co-enquêtes

Il nous semble qu’il nous faut retrouver cette immédiateté de l’enquête et visibiliser les questions issues de situations-problèmes initiales dans un travail qui sera celui de la co-enquête. Car c’est évident ces situations-problèmes qui s’amoncellent toujours plus et pour lesquelles nous voyons bien la relative impuissance de nos institutions publiques, sont toujours plus nombreuses et impliquent des collectifs de recherche et d’enquête toujours plus larges. Cherchons donc ensemble un maximum à produire ce qui crée les conditions d’une intelligence collective. Nous avons beaucoup appris par la co-création. La co-enquête en fait partie.

Ce texte se termine donc par un appel à co-produire des enquêtes afin de renforcer les savoir collectifs en matière de gestion de l’eau et du paysage urbain à Bruxelles et ailleurs (?). Engageons-nous résolument et gageons que dans nombre de cas cela soit rendu possible pour autant que la distribution des énergies et du sens soit chose commune bien comprise. L’enquête serait donc ici comme un mode d’existence.

Dominique Nalpas

Type: article
Composition: article
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