Le problème rue Gray ? Des inondations et l’isolement social Enquête participative dans une rue symbolique

La rue Gray est une rue étonnante. Située dans la vallée du Maelbeek, juste en contrebas de la place Flagey, elle marque une rupture très nette avec les quartiers situés de l’autre côté de cette place, situés, eux, le long des étang d’Ixelles, là où le vallon du Maelbeek s’élargit et qui forme aujourd’hui parmi les secteurs les plus huppés de la Ville.

La rue Gray, au contraire est située là où l’eau - n’est définitivement plus visible, là où la vallée se resserre le plus, là où le soleil pénètre le moins, là encore où le bruit du trafic de transit y résonne d’autant plus que les façades des maisons parfois hautes sont proches, là enfin où les populations sont les plus défavorisées. Autant dire que les espaces de vie y sont restreints et cela joue sur la qualité de la vie. C’est cette rue abondamment inondée au siècle dernier qui a motivé la construction du bassin d’orage sous la place Flagey pour la protéger. Pourtant, malgré cet ouvrage d’art coûteux, il apparaît que nombre de maisons situées en aval souffrent toujours d’inondations liées à un retour d’égout. Comment comprendre cette situation ? Il nous fallait en savoir plus et mener l’enquête.


Dessin, Jef Pinet

C’est en juin et juillet 2021 que nous avons été interpellés par des habitant-es de la rue Gray qui se plaignaient d’avoir eu leurs caves inondées suite aux grosses pluies. L’une de ces personnes a pu nous expliquer son étonnement de voir sa citerne être pleine d’une eau nauséabonde. Un autre témoignage nous faisait part d’une cave envahie d’une eau sale et provoquant de fortes odeurs.

Rendre visible l’invisible grâce à l’argentique

Dans notre idée, il fallait commencer par mener l’enquête auprès des habitant-es de la rue, afin de faire un état des lieux de la situation hydrologique et pourquoi pas initier un diagnostic. Mais aussi et surtout soutenir la création d’un comité de défense des habitants à l’instar de ce que les EGEB tentent de faire ailleurs, comprendre et agir en commun. Entre COVID et surcharge de travail, plusieurs mois se sont écoulés avant que la question ne se rappelle à nous… C’est lors d’une promenade exploratoire, menée dans le cadre du plan eau-climat d’Ixelles, à un moment où les mesures sanitaires se faisaient plus souples, qu’un jeune photographe, Flavio Montrone, aborde notre groupe et témoigne.

Il réalise des portraits photographiques d’habitant-es de la rue Gray avec sa collègue Pauline Tsikalakis dans le cadre d’un projet culturel mené par La Serre. L’idée est de donner une image vivante des habitant-es de la rue, de créer du lien entre eux et surtout, au fond… de cette vallée, de donner la parole - et l’image - à ces personnes dont on ne parle jamais. Flavio nous dit qu’il est souvent question d’inondation ou tout au moins de problèmes liés à l’eau. C’est un thème récurrent, avec d’autres, comme celui du trafic bruyant et le sentiment d’isolement ou d’être oubliés. C’est lors du vernissage de cette exposition de photographies qui s’est faite un beau jour de décembre que nous avons donné rendez-vous aux habitant-es pour les inviter à donner un aperçu de ce que pourrait être l’enquête et ses objectifs.

Un diagnostic complexe technique, hydrologique et surtout social

Le 2 février 2022 nous nous sommes retrouvé-es à la Serre. C’est autour d’un petit verre, d’une carte muette de la rue au format A0, des post-it et de quoi écrire que nous avons commencé notre enquête. Une dizaine d’habitant-es présent-es confirment qu’il y a bien des inondations dans les caves, voire les rez-de-chaussée de la rue. Mais nous percevons que la situation est plus complexe qu’imaginée. Plus d’une moitié des témoignages confirment des inondations d’eaux nauséabondes lors des gros orages. D’autres vivent des problèmes liés à une eau claire qui s’infiltre et plusieurs d’entre les personnes vivent le double problème. D’autres enfin mentionnent des flux qui viennent de plus haut et entrent par le jardin.

Nous entendons aussi des témoignages douloureux qui touchent à des questions sociales ou même de santé. Une personne mentionne des problèmes cutanés sur l’ensemble du corps potentiellement liés aux inondations et à la présence d’insectes volants un peu partout dans sa maison. Une autre, vivant dans un logement social s’étant plainte du caractère insalubre du logement constamment humide a reçu un nouveau logement social dans la même rue qui, nous dit-elle, est encore pire. Puis il y a cet isolement. Une personne nous dit qu’elle a essayé de contacter VIVAQUA, mais sans réponse. Une autre, la commune, idem. Nous apprendrons plus tard que parfois VIVAQUA est venu proposer des clapets anti-retour, d’autres fois, des changements plus structurels à des personnes qui n’ont pas nécessairement les moyens de le faire… Il s’agit de témoignages individuels, certes, mais ce qui en ressort, c’est un sentiment d’impuissance des habitants de la rue Gray. Ce qui nous importe le plus, c’est que la question ne semble pas être abordée collectivement et c’est la clé selon nous d’une action sociale, fusse-t-elle aussi environnementale, afin de soutenir une capacité à agir, un empowerment citoyen.

La complexité du problème qui se pose est réelle et la mise en place d’une plateforme de soutien plus étoffée sera nécessaire car nous n’en sommes qu’au début et que pour soutenir les habitants, il faudra des formes de médiations professionnalisées : les habitant-es parfois enserré-es dans des situations vécues comme brutales, ne pouvant pas toujours se confronter immédiatement avec la problématique.

La plateforme de soutien aux habitants comme médiation s’élargit

Cette intuition va se confirmer par une autre filière de concernement que celle ouverte autour de l’eau. Depuis quelques temps, la Fédération Des Services Sociaux de la Région a mis en place le RAQ (Relais d’Action de Quartier), un dispositif social qui a pour objectif de ne pas laisser sur le chemin les personnes isolées dans les quartiers les plus fragilisés et notamment suite à la COVID. “Informer et accompagner la population durant la crise sanitaire, orienter et faciliter un accès aux services et aux droits et tisser un réseau local d’acteurs solidaires, tel est l’objectif des RAQ. Une telle plate-forme se met en place pour la rue Gray et le constat est une fois encore le même : l’eau apparaît comme un axe d’action nécessaire tant la répercussion sociale est grande, dans une rue où l’isolement paraît grand avec une grande difficulté à s’organiser collectivement.

C’est ainsi que le collectif d’acteurs professionnels va s’étoffer autour des EGEB et de la Serre pour réunir des travailleurs du Centre de service Social de Bruxelles Sud-Est, de la Fédération Des Services Sociaux, d’Habitat et Rénovation, et aussi de Brusseau. Brusseau aura pour tâche de traduire certaines questions des habitant-es en questions hydrologiques pertinentes.

La Journée Bruxelloise de l’eau comme première mise à l’épreuve

Cette nécessité de médiation s’est vérifiée lors de la première activité commune de la plateforme à l’occasion des Journées Bruxelloises de l’eau : “La vraiment trop curieuse Balade du Maelbeek”. Ce soir-là, après avoir parcouru la Curieuse Balade du Maelbeek, nous nous sommes retrouvé-es une nouvelle fois à La Serre pour rendre compte publiquement de la problématique. La visibilité donnée par la communication pour ces Journées nous permettait d’officialiser l’existence de la problématique, ou tout au moins de lui conférer un droit de cité. Ce qui était selon la plate-forme déjà essentiel.

Mais pour un habitant ou une habitante vivant le type de difficultés que nous avons décrites, l’expression publique n’est pas aisée. C’est ainsi que Marc Defays du Centre de Service Social de Bruxelles Sud-Est avait aidé deux habitantes à dépasser le stress du moment en les préparant sérieusement à leur interview public. Ces personnes ont clairement exprimé leurs difficultés, parfois dans une émotion contenue. Les inondations de caves aux odeurs nauséabondes ont été rappelées une fois encore, à un public nombreux

L’environnemental sauverait-il le social ?

Dans la salle, se trouvait une représentante d’HYDRIA (anciennement SBGE), l’institution gestionnaire du bassin d’orage de la place Flagey. L’idée de Brusseau à cet endroit était d’initier une relation positive entre l’institution et les habitant-es par une écoute mutuelle. La représentante d’HYDRIA a pendant un temps rappelé les problèmes liés à l’infiltration en expliquant que la rue est dans un fond de vallée où la nappe phréatique affleure le sol. Un moment l’expression a même été malheureuse : “On ne devrait pas habiter des fonds de vallée inondables…”

Mais il a bien fallu revenir aux eaux nauséabondes des retours d’égout. Le problème serait structurel, le collecteur étant situé trop haut par rapport aux caves des habitant-es. L’impression qui a été donnée était qu’il n’y aurait donc pas de solutions techniques : on ne peut tout de même pas rabaisser tout un collecteur d’égout ! Il est probable que des erreurs historiques aient été commises, l’enquête devra passer par là. Ce type d’argument a en tout cas poussé l’une des habitantes à quitter la salle par dépit et sans attendre la suite… qui révélera pourtant une lueur d’espoir.

En effet, il y aurait pourtant bien une solution, nous en avions eu vent au préalable et invitons la représentante d’HYDRIA à la dévoiler en public. Voici : afin de diminuer les surverses récurrentes d’eaux d’égouts vers l’exutoire qu’est la Senne, HYDRIA et les opérateurs de l’eau mènent une expérimentation afin de rendre plus dynamiques les bassins d’orage en les activant plus souvent. On n’entrera pas dans les considérations techniques dans le cadre de cet article - nous ferons des articles spécifiques sur ces questions dans le cadre de notre enquête - mais il se pourrait bien que la même solution pourrait être proposée pour ce que nous suggérons d’appeler ici les surverses dans les caves des habitant-es. Nous le dirons sous forme de boutade : le droit des poissons et des algues aura devancé celui des humains ! Et une fois n’est pas coutume.

Le recours à la science citoyenne pour devenir acteur ?

La représentante d’HYDRIA a évoqué enfin un autre aspect qui ne laisse pas de nous intéresser. Elle propose que les habitant-es, lors des grosses pluies puissent utiliser l’application Web mobile FloodCitiSense (au développement de laquelle les EGEB ont un temps été associés ) gérée par HYDRIA afin de renforcer encore le diagnostic de la situation lors des grosses pluies. Ce qui est un aveu du fait que les opérateurs de l’eau ne comprennent pas encore tout eux-mêmes (ce que l’on peut comprendre et accepter et qui justifie d’autant plus cette enquête.

Mais cet appel à l’aide de l’institution publique a eu un effet étonnant : “ce n’est pas le rôle des victimes inondées de soutenir le travail de diagnostic de leur problème” dira en aparté un acteur social. Sur ce point nous sommes en désaccord, quiconque peut participer à la compréhension d’un phénomène, tel ce qui se fait en science citoyenne, ce n‘est pas parce que l’on est victime d’une situation qui nécessite que le service public joue son rôle que l’on ne peut être citoyen chercheur de solutions en aidant à la compréhension de la situation. On peut être à la fois victime et acteur.

Délier les fils de l’eau, vers l’urbain

Nous sommes loin d’avoir dénoué les fils de l’eau dans cette affaire ni d’avoir compris l’ensemble des phénomènes hydrologiques. Se pose en effet cette question lancinante : une part de la montée des eaux de nappe lors des grosses pluies n’est-elle pas due à l’inexistence de l’exutoire dans ce fond de vallée ? Comme on le sait, le ruisseau d’autrefois, s’écoule aujourd’hui dans un collecteur d’égout, pouvant rendre sa fonction d’exutoire et drainante impossible. L’un de nos collègues de Brusseau travaillant pour HYDR le centre de recherche de la VUB, n’exclut pas cette hypothèse.

Certains émettent l’idée que les piliers du pont et les gros remblais formeraient un frein dans les écoulements des eaux souterraines… Et que dire dès lors que le futur de la gestion intégrée de l’eau de pluie passe par l’infiltration - ce que nous prônons dans le plan climat - n’inonderions-nous pas un peu plus nos voisins du fond de vallée, rue Gray ?

Pour y remédier d’autres pensent qu’une bonne idée pourrait être de recréer le ruisseau d’antan au cœur même de la rue Gray afin de drainer les eaux excédentaires vers l’aval. Et certains se plaisent à rêver d’une rue où le végétal retrouverait ses droits… Ce qui induirait des modifications importantes sur le trafic. L’hypothèse aujourd’hui paraît moins farfelue, elle a même été évoquée par diverses personnes lors des promenades sur le plan climat… Et la commune semble plus que s’y intéresser, mais de cela nous reparlerons, avec la commune.

En ce qui concerne notre plate-forme à laquelle nous avons donné le nom de “Délier les fils de l’eau” (voir - ci-dessus - le beau dessin fait par Didier Vander Heyden, d’Habitat et rénovation), elle va poursuivre son travail d’enquête. Nous avons produit un questionnaire que nous avons commencé à tester auprès des habitant-es afin de mieux connaître les problématiques de l’eau que Brusseau pourra traduire en questions hydrologiques pertinentes. Nous en reparlerons. Nous avons voulu accélérer le processus lors de l’Anniver’Serre (la fête d’anniversaire de la Serre dans l’espace public) en proposant une peinture sur sol des fils de l’eau… Mais la drache et le froid a eu raison de cette proposition. La partie est remise lors de la journée sans voiture du 18 septembre. Rendez-vous est pris.

Dominique Nalpas
relecture de Michel Bassin et quelques autres

Type: article
Composition: article
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