"Le droit à l’eau comme bien commun est une chose à préserver, cela semble une évidence, puisque l’eau donne la vie et nous est nécessaire à tous et toutes. Et pourtant le risque de sa marchandisation est toujours bien réel, c’est-à-dire le risque que ce statut de bien commun ne soit pas conféré à cet élément de vie.
Au fond, tout se passe comme si cette notion de bien commun était une pure abstraction juridique et donc n’était tout simplement pas matérialisable et donc pas concevable. Inversement, cela voudrait dire que les choses se passent comme si pour conférer une quelconque matérialité à cet élément, ce serait d’en faire un produit marchand. Le parlement européen ne dérogerait pas à cela et l’on pourrait même supposer que, implanté sur les hauteurs de la sphère législatives, tellement éloigné des populations et territoires pour lesquelles il légifère, la seule matérialité conférée à l’eau ne serait pas l’élément lui-même, mais le fait qu’elle soit marchande. Concret égal marchand, réel égal marchand, efficacité égal marchand. Voilà le point de vue du législatif sans doute qui de sa hauteur virtualise l’eau, la dématérialise.
Mais il est d’autres manières de faire et d’agir qui voient dans le commun quelque chose de beaucoup plus territorialisé qu’abstrait, faisant lien avec nos réalités quotidiennes. Il s’agit de partir de l’élément eau dans sa matérialité même, celle qui ruisselle, s’écoule, s’infiltre, s’évapore, irrigue, nourrit les non humains, la faune et la flore, mais aussi bien sûr les humains. Celle qui fait des inondations ou celle qui peut manquer lors des épisodes de sécheresse… Cette eau qui offre des cycles qui accompagnent si intensément et intimement les cycles du vivant et qui comme des veines de la terre font des territoires de vie et de solidarité concrète. Il s’agit dès lors d’approcher le commun d’une toute autre manière, plutôt comme des commons, à la manière de ce bel adage en langue anglaise : “there is no commons without commoning”.
Il s’agit dès lors de gestion commune, collectivement concrète, par exemple à la hauteur de la vallée. Nous préconisons ici d’utiliser la notion de solidarité de bassin versant. C’est très concret cela, c’est situé sur des territoires de vie et l’on peut tenter de gérer cela ensemble, en commun. Un espace où l’on prend soin de cette eau, écologiquement, de manière très pragmatique, car chacun a un rôle à jouer pour que les cycles de l’eau soient restaurés.
Tenez, là derrière le Parlement européen, derrière ce bâti qui masque la géographie, il y a la vallée du Maelbeek, dont le ruisseau a disparu, mais pas les eaux… Il est des fous qui, là comme ailleurs, tentent de faire de cet espace urbain une vallée où l’eau serait devenue un élément central de sa compréhension, une eau commune à tous et toutes, concrètement, territorialement. Et pour y arriver, l’approche n’est pas d’abord juridique, mais géographique, hydrologique, urbanistique, architecturale, paysagère, mais surtout, elle est une affaire de tous et de toutes, une affaire de dialogue et de décisions communes, l’affaire d’un parlement des choses de la vallée pourrait-on dire. Des expérimentations de la sorte commencent à exister.
Il faut pouvoir montrer que le concret n’est pas à laisser à la seule réalité marchande, mais à ce que nous produisons en commun. Il faut pouvoir montrer par l’expérimentation sans doute que la gestion commune possède une certaine efficacité. Troquer l’échange marchand par l’usage et la production commune de savoirs et de pratiques concrètes.
Il y aurait peut-être là un chemin, un trajet, entre les choses, les communs concrets et le bien commun perçu comme abstrait et donc si peu efficace. Il nous faut un passage entre cette résurgence des communs et leur gouvernance et cet appel au droit à l’eau comme bien commun. C’est peut-être dans un dialogue entre ces termes que cela peut se produire, partout, dans tous nos paysages, dans nos vies, faire que les éléments ne soient pas des abstractions, que l’eau cesse d’être virtualisée. D’une certaine manière, on peut dire qu’il n’y a pas de droit à l’eau en bien commun s’il n’y a pas une gestion concrète de l’eau en commun…
Et il est sans doute un lieu où se passage est encore plus exceptionnel qu’ailleurs. A bien y regarder, le Parlement européen à Bruxelles et la vallée du Maelbeek forment une situation exceptionnelle, une des seules au monde - en Europe en tout cas - qui soit de cette nature : le lieu où s’édicte des lois pour 500 millions de personnes et le lieu matériel où ceux qui font les lois usent d’un espace urbain qui utilise l’eau concrètement qui se déverse justement dans le ruisseau devenu égout. Les parlementaires sont des gens bien concrets, comme nous toutes et tous. Il y a des éviers, des lavabos et des lieux d’aisance dans le parlement européen.
Cette situation exceptionnelle pourrait permettre une sorte de shunt, un court circuit, en faisant que le Parlement des 500 millions d’habitants d’Europe participe et soit l’un des acteurs du Parlement des choses de l’eau et de la vallée du petit Maelbeek devenu invisible, un cout circuit entre parlement des lois et parlement des choses. C’est joli, non. Que le Parlement en tant que lieu concret contribue à régénérer la veine de la terre qui l’irrigue. Alors peut-être, cette hauteur des sphères du législatif serait reconnectée aux réalités concrètes, matérielles et terriennes et que ce droit à l’eau ne serait plus pure abstraction, mais nourri de ce commun là, devenu concret et dès lors pouvant faire pièce au dictat du marchand.
Et si la chose du droit était moins idéologique qu’anthropologique ?
J’en appelle donc à faire de la vallée du Maelbeek un lieu expérimental d’une gestion concrète de l’eau dans une solidarité de bassin versant et que le Parlement européen en soit partie prenante. J’en appelle à faire lien entre le territoire et le droit à l’eau en bien commun, partout en Europe."