Modestement, certes, humblement plus encore - comment pourrait-il en être autrement ? - nous tentons d’œuvrer par la cocréation et par l’expérimentation, à l’invention de manières de vivre ensemble et d’instaurer des formes de mondes communs. Nous le faisons, certes, à partir de la problématique de la gestion de l’eau, mais en l’intégrant au paysage et aux territoires de vie. Et il faut bien le dire, même dans nos contrées encore nanties mais menacées, bien abîmées en certains endroits et pour beaucoup à réparer, il est bien difficile de croire que ce qui va nous sauver viendra de l’individu seul, ce consommateur, pas plus que le désirable ne viendra de la machine institutionnelle.
La domination d’une pensée binaire
Nos manières de faire sociéte restent dominées par une pensée unique et binaire où existeraient, d’une part, des questions individuelles qu’il revient à chacun dans sa propriété de traiter et, d’autre part, des problèmes collectifs que des institutions publiques parviendraient à régler au nom de tous, de l’intérêt général, par une approche contraignante réglementaire et juridique, voire par l’avantage économique (renforçant l’individu).
A vrai dire, avec les questions environnementales/sociales, tout le monde peut l’observer, il existe entre ces deux positions limites une prolifération de situations aux problèmes complexes, issus des interactions toujours plus riches et évolutives entre les être humains, les autres êtres vivants, les choses inanimées et les artifices sur des territoire de vie concret (et ce à des échelles variables).
Certes, institutions publiques/collectives et individus continuent de détenir une part de la réponse à ces problèmes, mais dans des combinaisons aussi variables que les situations hybrides qui les composent. C’est par la reconnaissance mutuelle de l’existence d’intérêts communs (ce qui demande une prise de conscience avérée de cette nécessité par toutes les parties) que s’ouvre la voie d’une définition de “mondes communs”, voire de formes de gestion en « patrimoine commun » pour tous les aspects ou qualités des territoires qui ne peuvent être intégralement gérés à l’échelle de la responsabilité des individus, pas plus qu’à l’échelle de la responsabilité de tel ou tel acteur collectif.
Une assemblée locale pour une gestion écologique de l’eau de pluie
Pour s’exprimer, chaque recherche de réponses communes a besoin d’être animée et coordonnée, de s’inscrire dans un mouvement d’ensemble des acteurs considérés, où chacune et chacun peut apporter une contribution tant par le dialogue que par l’action même.
C’est ce qui a été tenté de montrer notamment lors de l’Assemblée locale pour une gestion écologique de l’eau de pluie à Jette. Il s’agissait, à propos de situations et de problèmes/projets concrets, toujours complexes, d’examiner comment l’expérience des différents acteurs impliqués dans cette gestion de l’eau à quelques niveaux où ils se situent - privés, publics, experts, hybrides - pouvaient tenter de réussir ensemble à mobiliser leurs capacités d’action et d’influences mutuelles au service de certains enjeux et intérêts communs. Les différents protagonistes ont pu échanger et commencer à poser des bases de visions futures.
L’exercice de cette assemblée (et ceux qui l’ont réunie) formant potentiellement la base balbutiante d’une instance d’éco-diplomatie, a pu donner à voir comment s’instaure par le dialogue et dans un “jeu à somme positive” un paysage intégrant l’eau. Car un paysage ne s’institutionnalise pas, nous postulons qu’il s’instaure, telle une œuvre au dessein commun et peut-être à gérer en patrimoine commun.
Institution publique et instauration commune
La plupart du temps dans nos contrées, lors d’actions territoriales, ce type d’instance instauratrice du sens commun n’existe pas ou si peu. Ici ou là, rarement, des habitants et habitantes retrouvent un réel pouvoir d’agir sur leur environnement, où ils sont invités à ne plus seulement contempler les paysages qui se transforment autour d’eux (ou déplorer leur dégradation), mais à participer ensemble à leur évolution/transformation pouvant apparaître comme autant de jalons pour d’autres devenirs et d’autres possibles.
Mais le fait de la centration sur l’institution publique pour résoudre nos problèmes, plus que sur l’instauration commune est un fait historique très largement répandu et pas seulement bruxellois. Il y a comme une hégémonie culturelle à considérer l’institution publique comme seule dépositaire de la gestion du territoire et donc seule responsable de tout ce qui pourrIait s’y passer. Et dans le même temps, dans une direction opposée, tout se passe comme si l’on ne pouvait faire confiance à l’individu dans sa capacité à comprendre les enjeux collectifs et élaborer du sens commun, tant ce dernier ne serait mû que par son intérêt individuel, son profit uniquement. Cette double posture en chiens de faïence sourde aux formes hybrides ne cesse de s’amplifier, se traduisant, selon nous, par une méfiance croissante vis-à-vis de l‘action publique et faisant peser des risques accrus sur nos démocraties.
Là-bas tout démarre par les communs
Dans notre parcours expérientiel nous avons fait l’heureuse rencontre, (lors de la soirée Dakar Bruxelles, notamment), d’acteurs du Sud, nos ami·e·s Sénéglais·e·s d’UrbaSen et de la Fédération des Habitants Sénégalais (FSH) eux aussi faisant face à des problèmes d’inondation dans des quartiers de Dakar. Leur expérience où l’institution publique est très absente permet justement de surligner une mise en action très différente, oubliée chez nous. Tout démarre par les communs, là-bas, par la constitution d’un fonds co-géré sur la base de tontines servant à financer non pas des projets individuels mais, ce qui est plus rare, de l’expertise technique territoriale afin de résoudre les problèmes communs et des investissements collectifs.
C’est par la force de la communauté qu’un rapport plus égalitaire s’installe d’emblée avec les pouvoirs publics. Il y a beaucoup à dire à cet égard, mais ce qu’ils établissent là, c’est un agencement commun, communauté / pouvoir public, où l’individu (qui toujours choisi) est d’abord ancré dans le communautaire et où la communauté est pleinement impliquée dans la production du diagnostic autant que dans la recherche de solutions, puisque ce sont eux, les habitants et habitantes au sein de la communauté qui détiennent la commande de l’expertise technique par la finance. Cela donne à penser, tant la création de sens commun semble construite sur une complexité organisationnelle aux multiples instances et certainement pas due au hasard.
Poser des jalons pour sauver les flux de vie
La réflexion générale sur une écologie de l’action et des pratiques reliant questions sociales et environnementales par l’enjeu des communs en est certes encore à ses balbutiements chez nous (voir aussi l’article sur la recension des Rencontres citoyennes Fairville de novembre 2023). Les modes de gestion/administration retenus par nos instances publiques (et in fine par nous tous) fondés essentiellement sur le règlement, le juridique et la contrainte reposent encore pour beaucoup sur des conceptions peu propices à la mobilisation des acteurs, ce qui entraîne leur exclusion des processus de co-définition des problèmes et de co-recherche ou co-création de solutions.
Non, nous ne pensons pas que l’espérance viendra du tout à l’institution, et encore moins de l’individu consommateur mais nous fondons quelques espoirs sur l’instauration d’œuvres communes perçues comme dessinant des paysages désirables et donc à élaborer selon des méthodes encore à construire, explorer et expérimenter pour de longues années, avec un certain sens de l’esthétique, sans doute. On reste bien loin du compte et la banquise continue inexorablement de se disloquer sous les coups de boutoir de la pensée unique et de la rationalité binaire. Il est urgent de renforcer les expérimentations qui nous apprennent à vivre ensemble en accueillant le trouble et la complexité pour conjurer la débâcle du long fleuve pas si tranquille de la vie.